To be where the pixels are – Conversation avec Eric Joris, par Jacques Urbanska (2015)
À la différence des écrans scéniques, la scène-image serait la transposition de la scène elle-même en images. Sans écran identifiable[1], la proposition devient une immersion dans une imagerie 3D, associée à des technologies d’interactivité permettant d’agir sur le visuel, de le modifier en temps réel ou en temps différé. Dans la scène-image, le visuel médiatisé devient un espace habitable, sensoriel, interactif et modifiable à souhait[2].
Emmené par l’artiste Eric Joris, le collectif belge CREW explore des immersions très spécifiques, au travers de projets qui tentent d’élaborer, de circonscrire et de théoriser un nouveau médium artistique.
Contrairement à d’autres recherches du même genre, la sensorialité artefactuelle immersive de CREW a toujours privilégié la diffusion d’images vidéo issues d’une captation et non pas d’un virtuel créé de toutes pièces. Cela induit pour le public des univers proches de leur réalité, qui peuvent donc plus facilement se mélanger, se substituer ou se superposer à cette dernière. Le mélange de captations, live versus préenregistrées, crée des zones de flotte- ment, des pertes de repères – qui peuvent être minimes – mais qui génèrent des expériences mentales et physiques inhabituelles.
Si les philosophes créent des concepts, les artistes travaillent sur des percepts : « un ensemble de perceptions et de sensations qui survivent à celui qui les éprouve »[3] et qui influencent durablement notre manière de percevoir et de penser le monde. Ce qui intéresse Eric Joris, c’est moins ce que l’on fait avec la technologie que ce que la technologie produit sur nous : « Nous essayons de créer des conditions technologiques dans lesquelles nous pouvons nous plonger entière- ment, qui nous détachent d’une certaine réalité à laquelle nous sommes habitués. Nous regardons alors les effets qui en résultent et c’est la matière première de nos spectacles. Il ne s’agit pas seulement de réactions intellectuelles, ça peut être très physique et très fort : lors de nos premiers essais, beaucoup de personnes se sentaient mal et une sur dix s’évanouissait littéralement pendant l’expérience. Il a fallu affiner le cadre, trouver des moyens pour transformer la recherche en expérience reproductible, afin de pouvoir la (re) présenter au public. » En une quinzaine d’années, le collectif a produit une trentaine de projets qui vont de l’installation à la performance théâtrale.
Jacques Urbanska : Quelles difficultés peut-on rencontrer quand on présente des œuvres aussi spécifiques et innovantes que celles de CREW ?
Eric Joris : Il y a une grande part de recherche et d’expérimentation dans notre travail – je préfère même plutôt parler d’essais –, pas seulement au niveau de la conception de nos projets, mais également au niveau des œuvres que l’on présente et que le public doit lui-même expérimenter. Même si l’on parle depuis très longtemps de transdisciplinaire, d’intermédias, d’arts numériques, d’installations interactives… ça reste parfois difficile, les publics se mélangent encore très peu. Certaines personnes arrivent avec un rôle présupposé de spectateur (ou même de spect-acteur) ; certaines ont des attentes ou veulent une immédiateté de l’œuvre, ils veulent comprendre sans explication ; ou, en voyant les caméras, prévoient une sorte de cinéma ou de théâtre où on va leur raconter une histoire… Cela provoque parfois des malentendus et des déceptions. Quand on a commencé, ce médium artistique n’existait pas en tant que tel, encore aujourd’hui il en est à ses balbutiements, il est en train de se construire.
Ça n’est pas du cinéma, ni du théâtre ou de la performance, ce ne sont pas non plus des arts visuels, de l’art interactif ou ce qu’on entend couramment par réalité virtuelle/augmentée… bien que ça emprunte, ici et là, à tous ces médiums… Cela entraîne une autre manière pour le public de se percevoir, de dialoguer avec l’objet. Et par- fois le dialogue peut ne pas s’enclencher. C’est un risque, nous avons appris à en tenir compte dans l’élaboration de nos projets. Ainsi que de l’échec, dont nous n’avons pas peur : l’échec fait partie du processus.
Jacques Urbanska : Vous m’avez dit que, dans les premières années, certaines personnes ne comprenaient pas quel était le but de l’expérience : les faire monter au premier étage de l’immeuble dans lequel ils se trouvaient, puis au deuxième, puis les faire redescendre, leur faire faire un tour dans la rue, etc., pour revenir dans la salle… ils n’avaient tout simplement pas réalisé qu’ils n’avaient fait que marcher dans un cercle de cinq mètres de diamètre, sans jamais quitter le lieu où ils se trouvaient.
Oui [rires], aujourd’hui, le projet (et les technologies qu’il utilise) commence à être mieux connu du grand public, mais, il y a une dizaine d’années, c’était assez magique : on pouvait facilement créer une espèce de réalité virtuelle à laquelle le public croyait très naturellement car il ne s’y attendait pas du tout. C’était une première étape de travail, passionnante, même si on s’est très vite rendu compte que, au delà du subterfuge et de la prouesse technologique, ça n’était pas très intéressant en soi. Nous avons donc complètement changé de cap : nous avons travaillé sur la lenteur, sur des gestes/actions simples et sur la conscience que ce que l’on voit n’est pas réel (ou se trouve dans une réalité autre). La personne voit par exemple ses jambes, mais elle est consciente que ce n’est qu’une image de celles-ci. En même temps, elle sent bien que ses jambes physiques sont à la même place, faisant les mêmes mouvements. Ce qui nous intéresse aujourd’hui, c’est ce que l’on appelle les zones transitionnelles, le point où les deux réalités se touchent, où il y a glissement. C’est très intéressant, ce qui se passe dans le cerveau à ce moment-là.
Jacques Urbanska : Le cadre technologique mais aussi scénique et dramaturgique que vous mettez en place ne crée donc pas l’œuvre… ni même le médium, puisqu’il manque encore l’expérimentation du public, son système nerveux, son cerveau et sa manière personnelle de percevoir et de réagir ?
Cela crée en tout cas le cadre dans lequel ce médium peut naître. Et, bien sûr, il faut que le public fasse ce travail qui consiste à expérimenter : c’est plus qu’une simple interaction. S’il s’attend à ce que des choses lui arrivent, comme ça, il n’y aura rien, car il ne ressentira rien. Il faut dialoguer avec le médium, le tester, être réceptif à ses propres sensations. D’ailleurs, dans nos spectacles, nous avons abandonné les concepts de spectateur/spect-acteur au profit de celui d’immersant, qui a l’avantage d’être moins connoté, tout en invitant à l’action.
Si on prend l’exemple de U, nous avons voulu explorer les processus mentaux des patients atteints d’Alzheimer. La plupart des gens considèrent la technologie comme un moyen de progresser. Nous voulions l’explorer comme une expérience de régression, nous avons cherché à faire ressentir cela aux immersants. À faire (re)sentir cette maladie plutôt qu’à l’expliquer. L’être humain n’est pas en contact direct avec la réalité, puisque notre cerveau travaille avec des modèles de simulations mentales qui sont vérifiés à travers nos sens. Si l’on modifie légèrement un des paramètres du processus, ça peut être très intéressant. La prise de conscience que notre mémoire des faits est altérée, que nous ne sommes peut-être plus en possession de tous nos moyens, est une sensation qu’il est difficile de traduire en mots. Nous avons donc voulu créer un cadre qui permettait au public de vivre cette expérience, de percevoir, au moyen de subterfuges, une réalité légèrement modifiée.
Jacques Urbanska : Dans une interview[4] réalisée en compagnie de Franck Bauchard[5], on voit que les notions d’écriture textuelle théâtrale et de narration sont centrales. Pourquoi vouloir réintroduire ce genre de dramaturgie dans votre recherche ?
Nous avons toujours voulu explorer les possibilités dramaturgiques de notre dispositif : comment raconter une histoire avec ce médium, puisque l’immersion se vit à la première personne ?
Introduire un narrateur ou des systèmes de narration importés tels quels d’autres médias – comme ceux du théâtre ou du cinéma – n’a donc pour moi aucun sens. Il faut réinventer, repenser le texte. Être là, ensemble avec les pixels, ça n’est pas pour (re)présenter les choses : on plonge dans cette matière, on fait corps avec elle. Notre challenge n’est pas seule- ment technologique, s’il existe des écritures théâtrales ou cinématographiques spécifiques, il doit exister également une écriture spécifique à ce nouveau médium, et c’est ce que nous expérimentons.
Vous avez fait le pari de développer vous-mêmes les technologies dont vous aviez besoin, tant hardware que software. Comment situez-vous votre matériel face à des produits commerciaux comme l’Oculus Rift[6] et en quoi vos recherches sont-elles semblables ou différentes ?
Tout d’abord, lorsque nous avons commencé, les technologies existantes étaient non seulement peu nombreuses, mais hors de notre portée. Nous avions des envies et nous avons tout simplement cherché à les concrétiser avec nos moyens. Nous avons eu la chance de très vite travailler avec des laboratoires scientifiques qui se sont mis au service de notre projet en échange d’informations. Nous continuons encore comme cela aujourd’hui : c’est du win-win. On nous aide à créer le cadre, nous l’expérimentons, nous ne sommes pas là pour trouver des réponses, mais plutôt questionner.
Au sujet de l’Oculus Rift : c’est très intéressant, bien sûr. Pour un budget modeste, on peut faire davantage avec plus de personnes. Le dispositif offre un bon rendu visuel pour des jeux, mais, pour des images filmiques comme nous les utilisons, moins uniformes, plus complexes, les pixels sont un peu trop grands et on ne distingue plus les détails. Cela marche bien pour des close-ups, des plans larges, mais pour des plans moyens, c’est nettement moins bon que le système que nous développons. Il a un bon système de fixation, très simple à mettre en place, par contre il y a un petit problème de ventilation qui fait que la transpiration devient très vite gênante. Pour le moment, c’est encore un projet qui n’en est qu’à ses débuts, on peut imaginer que, s’il se développe, ces problèmes seront corrigés et que ça deviendra vraiment intéressant. Ceci dit, quand on utilise des produits grand public, on est toujours, à un moment ou un autre, limité par quelque chose. C’est pourquoi nous avons toujours préféré tout développer nous-mêmes, même si, évidemment, cela pose un problème de budget.
Jacques Urbanska : Envisagez-vous d’utiliser un jour le système de crowdfunding pour vos projets ?
Comme notre prochaine étape consiste à travailler en réseau, et donc à multiplier l’hardware, nous devrons développer des systèmes plus légers, compacts, moins complexes et moins coûteux. Cela pourrait évidemment être un bon moyen de toucher plus de monde et d’autres milieux. Ce qui se passe depuis quelques années avec le crowdfunding est très intéressant. Il n’y a pas que l’évolution des casques qui retient notre attention, les caméras, par exemple, représentent un autre aspect essentiel et il y a actuellement une masse de nouvelles idées qui affluent sur le marché par ce canal. Cela permet également de toucher le monde de l’entreprise, ce qui est une très bonne chose.
Jacques Urbanska : Cela fait quinze ans que vous êtes plongés dans l’immersion, est-ce devenu une obsession pour vous ? Ressentez-vous le besoin de travailler sur autre chose ?
Oui et non, parce que, lorsqu’on travaille sur des domaines en friche tels que ceux-là, les possibilités sont énormes et cela peut partir dans tous les sens et vous emmener très loin de votre recherche initiale. Et on en a très envie, donc la matière qu’on accumule et les projets sont très nombreux et variés. Malheureusement, on ne peut pas tout faire et il y a toujours, pour moi, la volonté de montrer un résultat public. Mais on collabore avec de nombreux acteurs, sur beaucoup de terrains et pas seulement au niveau culturel et artistique.
Par exemple, nous sommes actuellement dans un consortium qui réunit toute une séries d’acteurs qui travaillent sur des procédés de postproduction pour le cinéma. La post- production d’un film prend un temps considérable, parfois des années et, comme c’est souvent un processus décentralisé, il peut facilement échapper au producteur ou au réalisateur. Nous avons eu l’idée de développer des technologies pour que ces étapes de production soient ramenées sur le plateau, que ça puisse se faire (presque) en temps réel et que tout le monde puisse directement intervenir sur le film pendant qu’il est tourné.
Pour l’instant, seules quelques productions à très gros budgets ont accès à ce genre de technologie (et encore, on peut aller beaucoup plus loin). Il faut que cela se répande pour que des projets plus modestes puissent aussi en profiter et l’expérimenter. Par exemple, nous cherchons à pouvoir retravailler la captation de nos univers en temps réel. Les premiers tests sont tout simplement incroyables.
Jacques Urbanska : Vous êtes venus de nombreuses fois à Mons dans le cadre de vos projets. Que retenez-vous de ces diverses collaborations montoises ? Pascal Keiser[7] est vraiment un interlocuteur privilégié et il nous a accompagné – que ce soit via le CECN ou TechnocITé10 – tant dans la production, la monstration que dans la diffusion. Je me souviens particulièrement des Rencontres Professionnelles du festival VIA, qui étaient un espace de présentation tout à fait exceptionnel. Nous travaillons tous chacun de notre côté, nous sommes très pris et ne prenons pas le temps d’aller voir ce qui se passe ailleurs. Des espace-temps où les professionnels peuvent se rencontrer, prendre contact, réfléchir et échanger, sont indispensables.
En Belgique, nous avons d’autres structures partenaires, comme Buda à Courtrai ou le Kaai à Bruxelles, mais, à Mons, il y a cette spécificité technologique qui manque souvent ailleurs. Je pourrais encore citer quelques exemples : le projet O_Rex, une de nos productions très compliquée, n’aurait tout simplement pas pu se poursuivre sans l’aide du CECN ; des ateliers et résidences, dont CROSSROAD[8], un temps de réflexion n’impliquant pas la production d’un résultat, comme on en a trop peu ; la participation au projet européen Transdigital (proposé par TechnocITé) qui s’attachait à faire se rencontrer le monde de la recherche, de la science, de l’entreprise et de l’art ; il y a eu aussi des moments de présentation magiques, comme le Headswap par satellite, avec un immersant à Mons et l’autre à Barcelone…
En attendant leur nouvelle création, CREW continue à travailler et à présenter son projet C.A.P.E (Cave Automatic Personal Environ- ment), qui vous invite à une promenade dans des lieux virtuels et dont le contenu immersif s’enrichit d’année en année.
Notes
Cette interview est parue dans le livre 10 A/N/M (10 ans de numériques à Mons)
- [1] Via des interface immersive: casque de réalité virtuelle, casque audio, caméra multidirectionelles
- [2] Clarisse Bardiot : Arts de la scène et technologies numériques : les digital performances – Collection Les Basiques, Leonardo/Olats, 2013. Collection dirigée par Annick Bureaud.
- [3] L’Abécédaire de Gilles Deleuze – réalisation Pierre-André Boutang – 1988
- [4] Patch magazine #12 – 2011 – CECN2, Centre des Écritures Contemporaines et Numériques
- [5] Alors directeur de La Chartreuse – C.I.R.C.A – C.N.E.S, aujourd’hui directeur de La Panacée, Centre de culture contemporaine – Monpelier
- [6] casque immersif grand public et bon marché, très à mode dans le domaine du gaming
- [7] directeur du CECN et de Technocité
- [8] Recherche préliminaire à la mise en œuvre de la trame thématique de Mons 2015 : « Where technology meets culture ». Proposition du CECN.